Que faire lorsque les attentes et les intérêts des participant·es remettent en question la pertinence de l’approche envisagée par l’ethnographe ? Cette chronique revient sur une activité de réalisation de podcast proposée à des enfants durant une ethnographie, à l’issue de laquelle certains fondements de l’enquête elle-même furent remis en cause par les participant·es.

Photo Bernard Demenge. Hans Lucas

Un après-midi d’avril, je faisais le bilan d’une activité que j’avais proposée aux enfants vivant au foyer au sein duquel je réalisais mon enquête doctorale, et j’écrivais ceci dans mon carnet de terrain : « à la suite de ça le projet s’est donc arrêté, il faudra voir ce qu’on fait de cet échec ». Quelques heures plus tôt, les enfants me signifiaient qu’ils ne souhaitaient plus prendre part à cette activité ; étant donné que ce travail visait à déployer leur participation, leur désengagement me laissait un sentiment de contrariété incarné dans la note de terrain.

Cette activité s’inscrivait dans le cadre d’une ethnographie menée depuis 2022 en Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS), auprès d’un groupe de vie de dix enfants (6-16 ans) pris·es en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance. Mon objectif était d’étudier la part langagière de la hiérarchisation sociale dans les relations adultes-enfants à partir d’une étude du projet éducatif de la MECS, construit autour du concept de « participation ». Ce dernier, a priori central dans les politiques de protection de l’enfance depuis la fin du 20ème siècle et dans certains courants des sociologies de l’enfance, repose sur la mise à contribution des enfants dans les prises décisions les concernant. En m’inscrivant dans la continuité des méthodologies de la participation (à l’égard desquelles je pouvais par ailleurs être critique), je cherchais moi aussi à mieux écouter les enfants et à « libérer leurs voix » pour les rendre acteur·es, notamment par des activités conçues à cet effet.

Cette chronique revient sur le déroulé de l’une de ces activités à laquelle les enfants n’ont pas contribué en adéquation avec mes attentes et celles de l’équipe éducative. Plus précisément, cette chronique est l’occasion de mettre en lumière des tensions pouvant exister entre les attentes et les intérêts du chercheur et des participant·es, dans leur rapport à l’ethnographie.

Après plusieurs mois passés au sein du foyer en tant que bénévole en aide aux devoirs, au cours desquels les enfants du groupe, les membres de l’équipe éducative et moi-même avons appris à nous connaître, j’ai initié l’activité étudiée ici. Pour faire participer les enfants, je proposai au groupe de vie de réaliser un podcast qui devait répondre aux objectifs suivants : (1) pour l’enquête elle-même, l’idée était de co-construire du savoir relatif aux expériences de vie en MECS avec des enfants côtoyant cette institution ; (2) pour les enfants, je concevais cette activité comme un espace leur permettant de s’exprimer sur leur vécu au foyer ; (3) pour les éducateur·es, cette activité permettrait de déployer le projet participatif, mis en valeur dans le projet éducatif de la MECS (par ailleurs iles m’avaient fait comprendre à plusieurs reprises que la mise en place de temps au cours desquels je serais en charge de certain·es enfants – voire toustes – permettrait de les soulager en termes de charge de travail). En somme, tout le monde devait y gagner.

Après plusieurs échanges par mails et de vive voix, j’ai présenté le projet et ses objectifs aux éducateur·es du groupe durant une réunion de fonctionnement hebdomadaire. Le projet accepté après quelques discussions, une éducatrice conclut le point de la réunion : « nos p`tits franchement i`s ont des choses à dire hein ça va être bien ». Quelques jours plus tard, je réunissais les enfants pour leur présenter l’activité et se mettre d’accord sur les modalités de mise en œuvre : la méthode choisie pour construire les podcasts était celle de l’entretien. J’ai alors effectué plusieurs ateliers de préparation avec les enfants, avant qu’ils n’interviewent eux-mêmes d’autres enfants et des adultes en suivant une grille de questions que nous aurions établie. Des groupes se sont formés, quelques entretiens ont pu être préparés et menés, mais le projet n’est jamais allé plus loin : les enfants exprimaient une certaine lassitude en étant moins attentif·es durant les activités, en esquivant les interactions avec moi avant de les commencer, voire en reconnaissant directement ne plus vouloir être engagé·e dans le projet.

À l’issue de cette séquence, je me retrouvais avec une dizaine d’enregistrements réalisés par les enfants et un certain sentiment d’inachevé. Pour autant de nombreuses observations ont pu être menées, des moments qualitatifs autant avec les enfants qu’avec les éducateur·es ont permis d’échanger sur mon travail de thèse et sur leurs conditions de prise en charge et de travail, des entretiens ont été réalisés par les enfants : en-dehors de la finalisation des podcasts, les objectifs fixés pour cette activité semblent donc avoir été remplis. Comment interpréter alors ce sentiment d’échec, qui dépassait le fait qu’aucun épisode n’avait effectivement été produit ?

La façon dont le podcast a été pensé et construit donne un éclairage précieux sur le déroulé et le non-aboutissement de l’activité. Alors que le projet participatif vise a priori à rendre les enfants « acteurs », l’on voit ici que ce sont des adultes (moi-même et les éducateur·es) qui ont décidé des modalités de réalisation du podcast : ce sont des adultes qui ont fixé les objectifs, et qui ont estimé que ces activités seraient bénéfiques pour les enfants en se justifiant notamment par le fait qu’iles auraient « des choses à dire ». Ce sont ainsi des intérêts adultes qui ont motivé la proposition et la mise en place du projet, c’est-à-dire que les points de vue du chercheur et des membres de l’équipe éducative ont façonné le projet et défini le rôle des enfants. Leurs propres représentations de la participation et de l’enfance ont primé dans la réalisation du podcast. Ainsi, malgré l’objectif affiché de favoriser la participation, les perspectives des enfants n’étaient que peu prises en compte, demeurant marginales ou subordonnées dans la mise en œuvre du podcast alors même que la séquence visait à les faire émerger.

Pour mieux comprendre les limites de cette séquence et du projet participatif, je réalisais des entretiens réflexifs avec les enfants. Voici un extrait de celui effectué avec Axelle :

1 ART pour/quoi t`avais voulu arrêter le pod/cast toi/
2 AXE /trop d`questions /trop d`questions\ . le /collège des questions\ les /synthèses des questions\ . /toujours des questions
3 ART ah ou-
AXE les synthèses c’est /gênant:
ART ah bon/
AXE ça m`/saoule j’aime /pas quand y a trop d`gens\ . i` posent des ques/tions: i` font des re/marques j’aime pas\ . pourquoi j’aurais envie d`faire ça/
ART donc t’aimes pas quand on t`pose des questions/
AXE /nan: pas quand i` sont /cinq autour de moi là\
9 ART  là par exemple ça va/
10  AXE oui ça /va <((en riant)) mais ça va pas tarder à pas aller> en syn/thèse souvent c’est des questions qu’ils savent déjà donc i` font /ça bah:\ pour que j`/parle et j’aime pas trop parler ((rire))
11 ART j’imagine que c’est des questions personnelles qu’on t`pose/
12 AXE e/xactement\ mais pourquoi ma vie/ . ma /vie c’est ma /vie enfin j`sais pas\
13 ART pourquoi i` te posent ces questions alors/
14 AXE <((en criant)) way way way> pour m’aider à avan/cer toi aussi tu connais d`jà les réponses là j’aime pas quand on fait ça\
15 ART donc tu penses que ça t’aide /pas à avancer\
16 AXE /nan c’est pas pour que /moi j’avance qu’ils posent les questions c’est pour /eux

Axelle est âgée de 15 ans et prise en charge depuis 3 ans dans le foyer au moment de cet entretien. Alors que son souhait de ne plus participer à la production du podcast est interrogé, la pertinence d’autres instances de participation 1 Au sein du foyer les enfants sont amenés à prendre part à un certain nombre de réunions dans le but de faire le point sur leur prise en charge, leur vie scolaire et personnelle… Ces réunions m’ont été présentés par les membres de l’équipe éducative comme des moments durant lesquels les enfants sont amenés à participer et à être écoutés.– y compris de l’entretien en lui-même – est questionnée. Ces positionnements permettent de comprendre que, contrairement aux intentions affichées par la MECS ou une certaine littérature sociologique, Axelle ne perçoit pas ces cadres comme un espace d’agentivité, mais comme une contrainte. Elle exprime au contraire une gêne vis-à-vis de ces cadres et face aux sollicitations répétées. Les objectifs « officiels » de ces cadres et la forme qu’ils peuvent prendre sont ainsi remis en cause, de même que les intentions des interrogateurs. La question des intérêts adultes et leur primauté sur les intérêts des enfants s’articule alors à la perception de la participation comme une forme d’injonction exercée sur les enfants.

À l’image de cet entretien, les positionnements des enfants remettent en cause la notion-même de participation. Cela a conduit à une inflexion de mon regard de chercheur sur cet objet central de l’enquête, en faisant émerger ses limites (en l’occurrence la non-adhésion des enfants au projet participatif). L’activité destinée à permettre la participation a finalement révélé les enjeux idéologiques liés à la participation, en me confrontant au fait que mes intérêts divergeaient de ceux des participant·es. Cette confrontation, d’abord non identifiée, m’a donné l’impression que l’arrêt du projet remettait en cause la pertinence même de l’enquête.

La séquence du podcast a ainsi pu faire émerger le point de vue des participant·es à l’ethnographie sur l’enquête elle-même, mettant en lumière des incompréhensions – voire des désaccords – sur les objectifs de l’enquête. Elle illustre une façon dont l’ethnographie peut décentrer un point de vue initialement naïf, comme en témoignent les réactions d’Axelle à mes questions. Plus encore, elle expose le flou entourant la participation (et donc la raison-même de ma présence) à travers la difficulté que les enfants ont pu avoir à se saisir du podcast. Enfin, elle pose la question de l’exploitation des participant·es et de leurs paroles dans les processus de production de savoirs scientifiques : ma contrariété venait aussi du sentiment que leur désengagement mettait mon travail en péril, révélant ainsi les tensions entre mes intérêts de chercheur et ceux des enfants.

  • Auteur•es

    Arthur Ancelin

  • Projet de recherche

    « Il faudra voir ce qu’on fait de cet échec »

  • Geste

    Saisir

  • Publié 2025-03-17
  • Comment citer cet article

    Ancelin, Arthur, 2025. « Il faudra voir ce qu’on fait de cet échec ». Chroniques du terrain [en ligne]. Disponible à l’adresse URL: https://www.chroniquesduterrain.org/saisir/faudra-voir

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      • Alvarez-Lizotte P. & Caron C. (2022). « L’adultisme comme outil d’analyse critique : exemple appliqué à l’intervention sociojudiciaire auprès des jeunes vivant en contexte de violence conjugale », Enfances Familles Générations, 41 [en ligne]. URL : http://journals.openedition.org/efg/14238
      • Komulainen S. (2007) “The ambiguity of the child’s ‘voice’ in social research”, Childhood, vol. 14, no1, p. 11‑28.
      • Rurka A. (2019) « La participation des enfants en protection de l’enfance : de quoi parle-t-on ? », dans S. Euillet (dir.), Parcours en accueil familial. Sens et pratique. L'Harmattan, p. 107-123.