Que se passe-t-il lorsque des situations de la vie courante nous conduisent à convoquer nos savoirs de chercheur.e ? Cette chronique questionne ce que le travail ethnographique peut tirer de ces contingences et, en retour, ce que leur appréhension par l’ethnographe révèle de son travail. 

 

Une impasse ?

Nous sommes fin juin 2021, je me rends à Marseille pour la journée au cours d’un bref séjour de vacances : j’ai deux entretiens prévus dans le cadre de mes recherches portant sur le récit dans la demande d’asile. Je dois interviewer une magistrate et une ancienne fonctionnaire de l’administration de l’asile. J’ai rendez-vous aux deux extrémités d’une ville que je connais mal, mais mon appréhension se laisse vite gagner par l’intérêt des deux rencontres. Soulagée, je retourne à la gare accompagnée de mon père et de ma sœur qui en avaient profité pour passer la journée à la mer. J’étais à une borne pour retirer les billets de train du retour quand mon père nous interpelle, ma sœur et moi : « les filles, vous parlez anglais ? ».

Je me retourne et le vois face à deux étrangers chichement vêtus, en sac à dos. L’un des deux hommes me demande – en anglais donc – si je peux leur acheter des billets de train immédiats pour Paris avec ma carte bancaire, parce que la machine ne prend pas les espèces. Je comprends rapidement que son acolyte, resté en retrait, ne parle pas anglais – ni français. 

Affiche élaborée par le Haut-Commissariat aux Nations-unies pour les réfugiés © Lou Bouhamidi, 2024

De la discussion de gare à la scène ethnographique 

J’en viens à déduire de ces quelques indices que ces deux personnes, qui n’ont pas l’air de touristes, sont là pour déposer une demande d’asile ; supposition qui se trouve confirmée oralement par mon principal interlocuteur. D’une hypothèse à l’autre, je subodore qu’ils doivent vouloir se rendre à Porte de la Chapelle à Paris 1À Paris, la Porte de la Chapelle est un quartier connu pour regrouper de nombreuses communautés étrangères, dont beaucoup vivent dans des habitats précaires et abris de fortune. Il s’y trouve également un centre d’accueil des personnes migrantes. Tout cela fait que la zone est connue pour être le lieu de référence de tout nouvel arrivant étranger et démuni à la capitale. Paris se trouve à 800 km de Marseille, soit 3 h 20 en train à grande vitesse. : nouvelle confirmation, même si, là encore, je n’ai aucun moyen de certifier que ma question a réellement été comprise.

Sans plus réfléchir, je leur déconseille de se rendre à Paris en raison de l’insuffisance du dispositif d’accueil francilien, une information souvent revenue au cours de mes recherches. Je leur explique qu’il est cher d’y aller, qu’ils vont probablement dormir dans la rue. J’utilise les mots "too many people", "rush", "complicated", "hard". Dans la précipitation et l’affolement dus au stress de la journée et à l’imminence du train que je dois prendre, j’infère que les demandeur. es d’asile doivent être nombreux.ses aussi à Marseille. Je leur conseille finalement de s’adresser à une autre enquêtée, bénévole en centre d’accueil dans la région de Montpellier 2Montpellier est une autre ville du sud de la France qui se trouve à environ 170 km de Marseille, soit environ 1 h 30 en train.. Je leur donne son numéro de téléphone sur une page déchirée de mon journal de terrain, avec quelques informations supplémentaires, tout en les expliquant à l’oral à mon interlocuteur. Il m’assure que tout est clair, et me demande ensuite si je travaille dans l’assistance. Je lui réponds que non, mais que je connais la procédure de demande d’asile, sans entrer dans les détails. Il me demande aussi mon numéro de téléphone, mais je refuse d’un "no, sorry" de principe – réflexe que je regretterai ensuite pour l’aide prolongée qu’il aurait permis. Les deux hommes me saluent en souriant, et moi je cours prendre mon train.

Et puis les remords m’assaillent : pourquoi ne pas leur avoir indiqué les guichets préfectoraux marseillais, en dépit de l’affluence supposée ? Il aurait été pourtant simple de trouver les adresses les plus proches sur mon téléphone. De plus, sur le coup, je n’ai pas songé à un autre de mes enquêtés, accompagnateur social marseillais.

Au fil de la conversation, je m’étais retrouvée seule face à ces deux personnes (ma famille s’étant dirigée vers le train de retour), au milieu des flux de passants qui traversaient la gare. Mais que s’était-il joué durant ces cinq minutes – tout au plus – d’interaction ?

Répondre à la demande au prisme de la recherche

Je me trouvais en position de devoir répondre à une demande expresse, pour laquelle ma recherche doctorale avait fait de moi une personne-ressource. J’en avais conscience à ce moment-là, mais il m’a pourtant été difficile d’y parvenir pour plusieurs raisons.

D’abord, pour la première fois depuis le début de mon enquête en novembre 2019, je faisais face à l’incarnation brute de mes données, tranchant avec la médiation des textes par laquelle je les avais abordées jusque-là. J’ai ainsi fait l’expérience d’une violence plus tangible. Si cette scène n’a pas constitué la genèse de mon travail, elle a marqué durablement l’appréhension de mon objet de recherche qui, jusqu’alors, n’était pour moi que production de texte et de discours. J’envisageais les persécutions relatées dans les récits que j’avais collectés dans une réalité lointaine qui me protégeait de leur violence.

Ensuite, et à cause de cela, je peinais à qualifier cette scène. Je revenais du terrain, borné par les entretiens planifiés et réalisés : j’en étais donc mentalement « sortie ». Le répertoire d’actions que j’ai convoqué empruntait à la sphère professionnelle mais aussi militante (répondre au besoin urgent d’autrui) et familiale (prendre le train imminemment, et non pas le suivant, pour passer la soirée avec mes proches comme prévu). Pour autant, j’ai mobilisé des compétences que j’avais acquises par la recherche, notamment une grille de lecture qui était celle de ma thèse. Ma réaction à la sollicitation des deux hommes a en fait été guidée par un axe de travail – les conditions d’octroi du statut de réfugié.e – sans tenir compte leur agentivité . C’est sur l’efficacité de leur parcours que ma réponse s’est focalisée, à partir de l’approche systémique de la procédure convoquée dans ma thèse. J’en savais beaucoup sur la procédure de demande d’asile, mais pas assez pour orienter au mieux ces gens.

J’avais interprété la demande des deux hommes à l’aune de mon sujet de recherche, à savoir le récit de persécutions sur la base duquel est octroyé ou non le statut de réfugié.e en France. J’avais voulu subvenir à leur accompagnement à la demande d’asile là où ils ne réclamaient qu’un billet de train. Le récit pour l’asile est certes un objet central de cette procédure, mais il l’est parfois beaucoup moins dans la vie quotidienne des personnes exilées. Ce biais interprétatif m’a rappelée que je ne pratique pas une discipline où l’on cherche des solutions, et d’autant moins dans le cas d’un travail sur un récit qui, s’il marche trop bien, ne marche plus. Autrement dit, plus il est recopié et diffusé pour la protection qu’il permet d’obtenir, plus il perd en valeur sur le marché de l’asile. Partant, cet évènement a interrogé ma place de spécialiste de questions sociales. Nombreux sont les travaux en sciences sociales qui interrogent la façon dont la relation d’enquête peut devenir un instrument de connaissance (Papinot, 2014). Mais à l’inverse, comment nos savoirs de chercheur.es peuvent-ils créer, forger et nourrir la relation d’enquête ? Comment peut-on être au monde de façon adéquate avec le savoir que l’on a amassé ?

C’est par de nouveaux points d’intérêt et de vigilance que s’est cristallisé l’apport de cet évènement à mon travail de thèse. J’ai pris la mesure de ce qu’implique une ethnographie multi-située autour d’un objet qui circule sous des formes inédites. Ce changement d’appréhension m’a rendue davantage attentive au polymorphisme de mon objet de recherche ; aux cours d’action dans lesquels il s’insère, tant à l’oral qu’à l’écrit ; à la façon dont ma recherche peut intervenir sur son propre objet et jusqu’à quel point elle en est une partie.

J’aurais pu conclure cette chronique en disant que j’ai ensuite développé une posture nouvelle de l’écoute sur le terrain, mais tel n’a pas été le cas. Ou plutôt, mon approche par l’écoute a pris la forme d’une écoute de l’écoute. J’en suis venue à thématiser explicitement la réception des récits d’asile. S’est alors ouvert une nouvelle brèche heuristique : production et réception du récit d’asile participaient d’un même geste, et l’une ne pouvait se comprendre sans l’autre. Ainsi, pour pouvoir expliquer comment étaient produits ces récits fallait-il s’intéresser à la manière dont ils étaient évalués, et vice-versa. Cette question a finalement constitué l’avers crucial de ma recherche entamée jusqu’alors.