Comment faire lorsque de retour du terrain, on se rend compte que nos questions de recherche ne sont pas pertinentes ? En revenant sur mes premiers pas sur le terrain, cette chronique révèle le processus de localisation et de reformulation des questions de recherche.
Cet extrait est tiré d’un entretien mené avec un élève du stage d’irlandais que j’étudiais en juillet 2015 dans le cadre de ma recherche doctorale. Il illustre parfaitement comment mon expérience de terrain m’a poussé à repenser mon objet de recherche et ma problématique. En effet, David, en répondant à ma question par la négative, remet en question la pertinence de mon hypothèse de départ, résumée dans la question que je lui pose.
La rupture
J’effectuais un travail de terrain dans un stage d’irlandais (appelé summer college) pour adolescents qui prenait la forme d’un séjour linguistique dans une région irlandophone (la « Gaeltacht ») afin d’offrir une « immersion authentique totale », comme indiqué sur le site du stage. Mon hypothèse de départ, formulée à partir de mon travail de mémoire de master, était que l’expérience des summer colleges jouait un rôle important dans la revitalisation de l’irlandais, car c’était un moment où de nombreux apprenants réalisaient que cette langue était bien plus qu’une simple matière à l’école. Je m’inspirais de la littérature sur la motivation dans l’apprentissage des langues selon laquelle la motivation à apprendre une langue seconde dépend principalement de la formation de « l’identité » des apprenants. Le premier objectif de ma thèse était donc de mesurer, à partir de questionnaires, si les séjours linguistiques dans la Gaeltacht stimulaient la motivation des adolescents. Le deuxième objectif était de comprendre comment cette expérience participait au développement de leur « identité » à partir de données qualitatives (observations de classes et enregistrements d’interactions).
Mes questions de recherche initiales étaient alors les suivantes : quelle est l'influence des summer colleges sur la motivation des apprenants ? Favorisent-ils le développement d'une identité irlandophone ? Si oui, peut-on identifier les particularités des summer colleges qui le permettent ?
Cependant, à l’instar de l’entretien avec David, les réponses des élèves aux deux questionnaires que je leur avais fait remplir, en début puis en fin de stage, ne montraient aucune augmentation de l’intensité de la motivation à apprendre l’irlandais. La panique pointait le bout de son nez…
Ces données de terrains m’ont en fait poussé à rompre avec mes idées préconçues sur mon objet de recherche et à réviser mon épistémologie de départ au cours de cette première étape (utile bien que déstabilisante) vers une recherche ethnographique. J’ai été obligé d’accepter que les summer colleges n’ont en fait aucune (ou qu’une très légère) influence sur la motivation de la majorité des adolescents s’y rendant. Cela ne veut pas dire qu’ils n’ont aucune influence du tout, mais qu’ils n’ont pas l’influence que j’imaginais. Ma question n’était donc plus « est-ce que les summer colleges produisent une augmentation de la motivation ? », mais « qu’est-ce que les summer colleges produisent ? ». À l’épreuve de l’empirie, et sans vraiment m’en rendre compte, l’approche quantitative choisie pour répondre à une première question (vérifier une hypothèse de causalité du type « est-ce que x cause y ? ») s’est transformée en une approche qualitative pour traiter une nouvelle question (comprendre la construction sociale en se demandant « qu’est-ce qui se passe ? »).
Dans une perspective qualitative, plutôt que de se fonder sur des questionnements préexistants au terrain, on doit mener une réflexion sur l’objet de recherche pendant la production de données afin de faire émaner des questionnements du travail de terrain. Tout cela semble couler de source une fois la thèse écrite, mais sur le moment je me suis demandé : « comment fait-on ? ».
Les deux conseils qui m’ont été les plus utiles afin de m’aider à construire mon objet de recherche ont été de partir 1) soit d’une contradiction/d’un paradoxe observé(e) sur le terrain (voir par exemple les vignettes ethnographiques pages 7-11 dans Jaffe 1999) 2) soit d’une contrainte qui met à mal le travail de terrain (voir les chroniques de Thomas Veret et Zorana Sokolovska). En effet, l’outil principal de production de données en ethnographie est l’observation participante, qu’on pourrait succinctement définir comme l’utilisation de « sa propre présence en tant que chercheur comme méthode d’investigation » (Olivier de Sardan 1995 : 5). Ainsi, sur le terrain, un sentiment de surprise (causé par un phénomène qui nous semble paradoxal) ou une impression de difficulté peuvent être de bons indicateurs de la pertinence d’un phénomène pour notre recherche. Il s’avère que dans mon cas, le paradoxe observé était aussi une contrainte. Retournons sur le terrain.
Comme tous les summer colleges, celui où j’avais mené mon travail de terrain appliquait la « Règle de l’irlandais » afin d’assurer une immersion authentique totale promise aux participants. Selon cette règle, les élèves, malgré leur faible niveau d’irlandais, sont tenus de parler irlandais tout le temps – en cours, lors des pauses et des activités et dans leur maison d’accueil – au risque de se faire renvoyer. Cette règle d’or était continuellement rappelée aux élèves, et était d’ailleurs une condition nécessaire à l’obtention d’aides financières étatiques destinées aux summer colleges. Mais cette interdiction de parler anglais compliquait mon travail de terrain puisqu’elle m’empêchait de nouer des liens avec les participants, ma maîtrise de l’irlandais étant rudimentaire. Ce n’est que plus tard que j’allais réaliser que cette contrainte me permettait en fait d’expérimenter, tout comme les élèves, le défi central du summer college : faire l’expérience d’un environnement irlandophone avec un niveau très limité d’irlandais. Ainsi, cette contrainte de terrain m’a poussé (et m’a presque obligé) à focaliser mes observations sur cette règle. En même temps, j’ai rapidement observé qu’en dépit de ce contrat codique, et même si les enseignants comme les élèves m’assuraient qu’ils ne parlaient qu’irlandais, l’anglais était omniprésent, bien que les élèves faisaient attention de ne pas l’utiliser lorsqu’ils étaient à portée de voix des enseignants (et vice-et-versa d’ailleurs). Il y avait donc une apparente contradiction entre les discours des participants et leurs pratiques, qui m’a poussé à me demander à quoi servait cette règle si elle n’était quasiment jamais appliquée. Je me suis alors penché sur la complexité de sa mise en application et sur sa négociation en interaction, reprécisant ainsi ma question de recherche qui est devenue « Qu’est-ce que la Règle de l’irlandais cause ? ».
La question restait encore large, et une fois de plus ce sont mes surprises sur le terrain qui m’ont permis de resserrer la focale sur certains phénomènes observables. Le summer college où j’ai effectué mon terrain se vantait sur son site web d’être situé dans un lieu authentiquement irlandophone. Une fois sur le terrain, ma seconde surprise a été de découvrir que le village qui était défini comme l’environnement naturel de l’irlandais et officiellement considéré comme irlandophone, consistait en une communauté où les pratiques de l’irlandais étaient très hétérogènes. Des personnes qui avaient grandi dans le village, et qui avaient été scolarisées dans son école irlandophone, me déclaraient qu’elles ne savaient pas parler irlandais, ou qu’elles ne l’utilisaient que rarement. Je me suis alors demandé comment et pourquoi les régions officiellement irlandophones, malgré leur réalité sociolinguistique hétérogène, étaient imaginées comme un espace homogène authentiquement irlandophone. J’avais donc maintenant deux phénomènes observables et qui me posaient question : la négociation de la Règle de l’irlandais et la construction de la « communauté imaginée Gaeltacht ».
En me replongeant dans mes données et dans des lectures scientifiques, j’ai émis (et vérifié) l’hypothèse que ces deux phénomènes étaient liés. En effet, j’ai progressivement réalisé que les séjours linguistiques ne visaient pas principalement à enseigner l’irlandais aux visiteurs, mais qu’ils avaient aussi comme objectif de (re)produire la Gaeltacht comme un espace monolingue irlandophone aux yeux des visiteurs, notamment grâce à la Règle de l’irlandais.
J’ai donc fusionné mes deux questionnements pour construire une de mes questions intermédiaires de recherche : comment et pourquoi la Règle de l’irlandais dans les summer colleges participe-t-elle à la reproduction, ou à la remise en question, de la Gaeltacht ?
Mon travail consistait maintenant à étudier les choix pédagogiques (contrats codiques, types d’activités et d’évaluations) dans les summer colleges afin de comprendre les effets sociologiques de définition de catégories sociales en lien avec la langue. Cela a donné lieu à ma problématique de recherche, formulée ainsi : comment les séjours linguistiques dans les summer colleges produisent ou remettent en cause la structure sociale et spatiale du bilinguisme en Irlande ?
Conclusion
Confrontée aux expériences sur le terrain, ma recherche sur la motivation a donc pris, par étapes et (re)mises en question successives, un « tournant ethnographique ». Bien que déstabilisante, l’étape de localisation et de reformulation des questions de recherche est en fait un passage obligé. Pour l’anthropologue Olivier de Sardan (1995 : 4), lorsqu’on mène une recherche qualitative, comme une recherche en sociolinguistique ethnographique,
« [t]oute la compétence du chercheur de terrain est de pouvoir observer ce à quoi il n’était pas préparé (alors que l’on sait combien forte est la propension ordinaire à ne découvrir que ce à quoi l’on s’attend) et d’être en mesure de produire les données qui l’obligeront à modifier ses propres hypothèses. »
Ainsi, reformuler une question de recherche lors des analyses n’est pas un retour en arrière, mais une avancée cruciale.