Cette chronique interroge les possibilités et les contraintes d'une enquête ethnographique se réalisant dans les archives d’une institution internationale.
A plusieurs reprises lors du travail de terrain pour ma thèse de doctorat, j’aurais aimé pouvoir prononcer cette formule magique et accéder au « trésor » textuel des Archives centrales du Conseil de l’Europe. En effet, lors de l’une de mes visites à l’Accueil des Archives 1 Les majuscules initiales sont utilisées par le Conseil de l’Europe même. entre le 4 et 13 décembre 2013, j’ai appris, de la part d’un membre du personnel, que l’Accueil des Archives sera fermé à partir du mois de janvier, pendant trois mois, en raison de la réduction temporaire du personnel. Cette information a été mise sur le site web des Archives uniquement le 19 décembre 2013:
En mars 2014, j’ai appris, par mail, que les Archives ne seraient pas en mesure de recevoir des visites avant septembre 2014. Un message est apparu sur le site web le 9 mai 2014:
« En raison d'une réduction temporaire du personnel, aucun visiteur ne pourra être accueilli et les demandes en provenance d’utilisateurs extérieurs au Conseil de l’Europe ne pourront pas être traitées. Cette mesure s’appliquera jusqu’à ce qu’un retour au service complet sera à nouveau possible. Nous communiquerons à ce sujet sur ce site Web. » Source (consulté le 20.01.2020)
Ce message n’avait pas changé pendant plus d’un an.
Peu avant le dépôt de la thèse de doctorat au printemps 2016, l’accès aux visiteurs externes est devenu de nouveau possible, même s’il était fondé sur le « principe du premier arrivé premier servi » :
« Les archives du Conseil de l'Europe seront ouvertes exceptionnellement pour des chercheurs du 23 au 27 mai 2016. Les places sont limitées et seront attribuées selon le principe du premier arrivé premier servi. Écrivez-nous si vous avez besoin de consulter nos archives papier. Les personnes que nous ne pourrons accueillir durant la semaine de mai 2016 seront inscrites sur une liste d'attente et seront recontactées lors de la prochaine ouverture exceptionnelle des archives. » (3 mai 2016, Source, consulté le 20.01.2020)
Ainsi, ce qui devait durer trois mois, a duré deux ans.
Accéder 2 Entre octobre 2012 et le printemps 2016. L’expérience racontée dans cette entrée concerne donc cette période et réfère aux possibilités et conditions d’accès durant cette période. au « trésor textuel » devait me permettre de réaliser mon entreprise historiographique et de comprendre les idéologies et les intérêts sous-tendant et résultants des débats sur les langues au Conseil de l’Europe, depuis sa fondation jusqu’aux années 2010. L’accès aux ressources textuelles était central pour pourvoir interroger et comprendre l’émergence et la circulation des discours du Conseil de l’Europe, notamment sur ce qu’est le plurilinguisme, son rôle et ses enjeux pour la gestion de l’Europe.
Localiser la bonne porte
Les Archives centrales, cette caverne au trésor textuel, se situent dans le Palais de l’Europe, le bâtiment principal du Conseil de l’Europe dont le siège est à Strasbourg (France). Localisé au sous-sol du bâtiment, c’est un espace favorable à la préservation des documents grâce aux « conditions convenables » qui le caractérisent, mais qui n’y sont pas précisé (DGA/DIT(2016)2, source). Une porte mène vers le trésor, mais en même temps elle sert à le protéger ; elle n’est pas grand ouverte pour les visiteurs externes dont font partie les chercheurs. Pour ces derniers, la porte s’ouvre uniquement sur rendez-vous qui doivent être pris au moins deux semaines à l’avance du lundi au vendredi de 9h à 12h. Elle ouvre aussi uniquement après que les usagers potentiels auront vérifiée « que les documents souhaités ne sont pas déjà disponibles à partir du site web des Archives » et après le feu vert obtenu de la part de l’équipe des Archives. Et quand elle ouvre, elle donne sur l’Accueil des Archives et non sur les Archives. La porte vers les Archives mêmes est uniquement franchie par ceux qui ont l’autorisation de le faire, à savoir le personnel des Archives. C’est donc à l’Accueil des archives que le chercheur se rend afin de consulter les documents sélectionnés via la base de données en ligne.
Le véritable trésor n’est donc pas accessible pour le chercheur et l’usage des ressources commandées et rendues disponibles par le personnel des archives est contrôlé et surveillé. Au préalable, le chercheur est instruit quant au comportement à adopter (ne pas gêner, garder son silence, ne pas boire ou manger, etc.) lors de la visite de l’Accueil des visites grâce à la documentation disponible en ligne (source). Cette dernière l’informe également du rôle de l’équipe des Archives, avec laquelle le chercheur est en contact virtuel et physique. Ainsi, le chercheur comprend que la porte menant vers le trésor s’ouvre – ou non - en fonction des disponibilités de l’équipe de l’Accueil, la mise à disponibilité des documents étant l’une des nombreuses tâches que cette équipe a à réaliser. L’équipe d’Accueil des Archives est donc l’intermédiaire entre les documents des Archives et leurs usagers. Ce rôle lui confère le statut de détenteur de savoir et de pouvoir institutionnels et par conséquent de facteur organisationnel important de la recherche scientifique. Leur disponibilité, ainsi que le suivi des réglés de comportement et d’usage de documents, dans l’espaces et le temps permis, conditionnent le déroulement du travail de terrain.
Quand une porte se ferme, une autre porte s’ouvre (citation attribuée à Cervantes)
L’idée initiale que j’avais lors de l’élaboration de mon projet de recherche doctoral était donc de me rendre dans les archives physiques du Conseil de l’Europe. Cette décision se justifiait par la disponibilité de documents sur place et par la possibilité d’avoir des interlocuteurs directs, de « vraies » personnes, qui pourraient m’orienter dans la recherche des documents et me donner des astuces quant à la recherche dans les archives (comme par ex., la compréhension des codes des documents archivés). Passer du temps dans le Conseil de l’Europe et interagir avec les archivistes devait aussi me permettre de mieux comprendre le fonctionnement des Archives, et par conséquent, celui du Conseil de l’Europe. Enfin, un peu naïvement, j’ai choisi de me rendre aux Archives physiques, plutôt que de commencer avec les Archives virtuelles, car cela correspondait dans mon esprit à ce que « faire du terrain dans les Archives » veut dire.
Mais lorsque la porte des archives physique s’est fermée un an après le début du travail de terrain et est restée fermée pendant les deux années suivantes, j’ai dû repenser mes méthodes. Alors, pour accéder au trésor, j’ai dû frapper à différentes portes. Certaines ont mené aux données, d’autres étaient des impasses. Le chemin m’a amenée à m’auto-former dans le travail de terrain numérique et toutes ces composantes : accès, compréhension du fonctionnement, communication, éthique, stockage de données, etc. En effet, l’accès aux Archives électroniques a été crucial pour mener à bien et à terme ma recherche.
En même temps, cela a signifié de faire face à des documents qui n’étaient pas encore numérisés. Cela m’a mené à procéder autrement : chercher des documents sur des sites web spécifiques aux autres organes de l’institution (Assemblée parlementaire, Comité des Ministres, Centre européen pour les langues vivantes du Conseil de l'Europe, etc.) ; ou encore écrire des mails aux personnes des Archives et des différentes entités de l’institution afin d’obtenir des documents spécifiques non-disponibles ou difficiles à localiser en ligne. Parfois cela a marché, parfois je me suis cassée le nez devant des portes virtuelles. J’ai aussi tenté un autre moyen pour franchir le pas de l’Accueil : j’ai demandé une dérogation d’accessibilité, d’abord à l’équipe des Archives, ensuite qu’aux représentants de différents niveaux hiérarchiques. La dérogation ne m’a pas été accordée.
Faire du terrain numérique signifiait aussi faire face au manque d’interlocuteur et donc de guide et d’aide. Ainsi, je me suis tournée vers la documentation disponible sur le site des Archives, ainsi que vers la littérature scientifique consacrée au travail dans les archives, physiques ou numériques. J’ai pu aussi soulever et discuter cette question au sein de mon groupe de recherche, je le fais encore aujourd’hui dans cette entrée.
En guise de conclusion : arriver au bout du tunnel
En cherchant à localiser la bonne porte et la traverser pour accéder au trésor textuel, j’accumulais, quoique pas toujours de manière consciente, d’autres savoirs(-faires), qui m’ont permis de localiser d’autres bonnes portes, d’accéder aux données, de les interpréter et de comprendre ce que j’ai cherché à comprendre. Tout en comprenant que l’accès au terrain est conditionné par divers facteurs, que ce soit par des facteurs connus par avance grâce à la documentation en ligne (comment et quand demander l’accès, en fonction de quels besoins, etc.) ; ou par des facteurs qui ne sont pas prévisibles ni contrôlables (la fermeture imprévue et le retard de la réouverture des Archives physiques). Le chercheur met en place des stratégies pour organiser (la continuation de) la recherche, mais tout ne dépend pas de lui/elle et de son degré de préparation pour le travail de terrain (car une bonne préparation reste nécessaire et essentielle à la réalisation du travail). Ainsi, entre mon auto-formation en/et fouillage des Archives électronique et la rédaction des mails pour me faire un chemin vers les Archives physique, j’ai aussi appris une caractéristique essentielle du métier de chercheur, le travail avec les contraintes d’accès au terrain de recherche et le travail avec le manque d’interlocuteur et le silence institutionnel.