Que faire lorsque les données que l’on souhaite recueillir sont inaccessibles à cause d’un refus net de la part des enquêté·es ? Cette chronique met en perspective l’expérience a priori négative du refus, qui peut apporter, une fois analysé, des données précieuses pour la recherche.
En avril 2020, je mène un entretien téléphonique avec un des membres du comité de rédaction d’une revue scientifique, ancien directeur, membre fondateur de la revue, qui occupe encore au sein du comité de rédaction une place prépondérante du fait de son ancienneté. Lors de cet entretien, nous abordons les enjeux relatifs à la publication d’un numéro en particulier, paru il y a quelques années. Notre entretien se déroule de manière plutôt plaisante pendant près d’une heure, lorsque je pose une question qui change brutalement le cours de l’entretien.
M’intéressant de près aux enjeux de l’évaluation scientifique, je lui demande s’il est possible d’avoir accès aux évaluations des différents articles proposés pour ce numéro. Mon travail porte sur les enjeux relatifs à la publication des chercheur·ses africain·es francophones dans les revues scientifiques françaises, et les évaluations des textes reçus pour ce numéro constitueraient un éclairage précieux pour comprendre sur quelles bases s’opère la sélection des textes publiés. Ce projet a été plutôt bien accueilli par le directeur actuel de la revue, un proche collaborateur de mon interlocuteur. Dans un mail reçu quelques semaines plus tôt, le directeur me propose de prendre contact avec ce dernier ; sans me garantir clairement qu’il pourra accéder à ma demande, il m’explique qu’il saura « m’accompagner sur ce sujet délicat mais intéressant ».
Pourtant, j’essuie d’emblée un net refus. Mon interlocuteur répète un « non » particulièrement catégorique. Je lui rappelle le mail initial du directeur de la revue, ce à quoi mon interlocuteur répond : « Il était d’accord, lui ? » J’explique qu’il a en effet jugé mon sujet intéressant et qu’il m’a orienté vers lui. Je tente par ailleurs de plaider pour mon projet, en arguant que l’évaluation est une étape cruciale pour comprendre quels sont les enjeux qui président à la constitution du numéro. J’espère ainsi le convaincre de l’intérêt de mon projet, tout en lui assurant que les données seraient traitées avec toutes les précautions nécessaires. Mais mon interlocuteur est inébranlable : non, c’est non.
Un anonymat institutionnalisé
La raison principale invoquée pour étayer ce refus est la préservation de l’anonymat des personnes chargées de l’évaluation comme de celles dont elles évaluent les textes. Ce sont en effet des documents confidentiels, qui ne circulent qu’en interne, transitant des évaluateur·rices aux chercheur·ses via le comité de rédaction de la revue. Je suis certainement sensible à cette question : l’anonymat est un impératif de l’enquête ethnographique, qui doit permettre de protéger les enquêté·es de la divulgation d’informations qui leur sont relatives et qui pourraient leur porter préjudice. En ce sens, le traitement de ces documents impliquera une vigilance particulière de ma part.
Le défi se pose notamment en ce qui concerne les articles effectivement publiés, dont me seraient fournies les évaluations : les moteurs de recherche permettent en effet de retrouver un texte à partir d’une chaîne de quelques mots seulement, pour peu qu’elle soit suffisamment reconnaissable du fait de noms propres, de thématiques spécifiques ou même d’une métaphore originale. Citer conjointement l’article et son évaluation, c’est donc courir le risque d’introduire une faille dans l’anonymat des chercheur·ses. J’en suis bien conscient, c’est pourquoi j’explique à mon interlocuteur qu’une réduction attentive des segments cités et l’effacement de toute référence susceptible d’être reconnue doivent permettre de prévenir toute identification ; je lui explique aussi que cela a déjà été fait à de nombreuses reprises dans des travaux divers, mais rien n’y fait.
En ce qui concerne les évaluations seules, disjointes de l’article, le problème est différent, dans la mesure où elles ne sont pas portées à la connaissance du public. Ce n’est plus un problème de précautions lors de l’écriture mais d’accès institutionnel. De manière assez ironique, l’anonymat occupe déjà une place cruciale dans la procédure, qui adopte pour cette revue les principes d’une évaluation dite « en double aveugle » : les évaluateur·rices ne connaissent pas le nom des chercheur·ses des textes évalués, et vice-versa. C’est du moins la théorie, car en pratique, les champs d’expertise sont restreints et il n’est pas rare que l’une ou l’autre des parties sache qui se cache derrière l’évaluation ou l’article évalué. C’est précisément ce que craint mon enquêté : quand bien même les documents transmis seraient anonymisés, il me serait facile d’identifier les chercheur·ses des propositions d’article refusées à partir des thématiques de recherche abordées. De même, il n’est pas impossible que je retrouve l’identité des évaluateur·rices à l’aide d’une recherche approfondie.
Différentes questions se mêlent donc et contribuent à troubler le cours de cet échange téléphonique. Tout d’abord, celle de la confiance qui m’est accordée : peut-on m’informer que telle proposition d’article, rédigée par tel·le chercheur·se, a été refusée pour telle ou telle raison ? Ensuite, quand bien même cette confiance me serait accordée, comment garantir que mon travail ne divulguera aucune information susceptible de compromettre l’anonymat des participant·es ? La faisabilité de mon projet est ainsi évaluée à l’aune de considérations éthiques, liées autant à ce qui pourrait m’être divulgué qu’à ce que je pourrais divulguer. Pourtant, comme nous allons le voir, la confiance ne joue qu’un rôle mineur dans ce refus.
Essuyer un refus
Essuyer un refus est monnaie courante dans l’enquête ethnographique. Il est d’ailleurs naturel que les enquêté·es limitent l’accès aux données d’une manière ou d’une autre, pour préserver leur quant-à-soi ou celui de l’institution qu’ils ou elles représentent. Cette fois-ci néanmoins, j’ai été assez désarçonné par ce refus, non pas tant parce qu’il était exprimé vigoureusement – mon interlocuteur est resté parfaitement cordial malgré sa franchise –, mais par ce qu’il signifiait pour ma recherche. En me voyant refuser l’accès à ces données, ma demande était d’un seul coup rendue illégitime, dans sa formulation, dans son principe, dans ses motifs. Au bout du fil, on craint même que mon projet ne soit pas « une bonne idée », sans qu’aucun argument précis ne me soit donné.
J’ai été frappé par le poids de ce sentiment d’illégitimité, qui m’a paralysé un instant. La manière dont était posée la limite entre l’accessible et l’inaccessible avait alors une incidence directe sur mon ressenti en tant que jeune chercheur. Que nombre de revues ne répondent pas à mes sollicitations par mail ne m’avait pas ému outre mesure, mais un « non » catégorique avait quelque chose de déroutant et de démoralisant. Il y avait là une forme d’« inconfort du terrain », pour reprendre les mots de Martin de La Soudière, qui désigne par-là le sentiment d’insécurité, d’embarras et de malaise lorsque sur le terrain la relation à l’autre devient éprouvante (1988 : en ligne ).
Analyser le refus
Dans ces situations, il n’est pas aisé de se ressaisir et de rebondir, tout comme il est difficile de se réinventer lorsqu’on trouve porte close (cf. « Sésame, ouvre-toi ! »). Une solution est de chercher à contourner un refus, d’obtenir un accès par d’autres canaux. Mais une autre façon de rebondir est d’analyser précisément les causes de ce refus. Mon interlocuteur m’offre d’ailleurs malgré lui une piste d’analyse : pour étayer ce « non » répété, il m’explique que la revue est une revue indépendante, qui n’est pas liée à une structure académique en particulier, qui ne bénéficie pas de cet appui, que ce soit sur un plan financier ou même matériel ; elle fait donc appel à des partenaires financiers, qui engagent des fonds auprès de la revue, sous certaines conditions. L’une d’elles est l’évaluation « en double aveugle » dont nous avons déjà parlé, qui compte parmi les critères de qualité les plus répandus d’une revue scientifique de rang international. Trahir l’anonymat des évaluations, ou plutôt me donner accès à ces documents confidentiels, ce serait donc trahir une des conditions qui permettent à la revue de se financer.
Cette donnée révèle que les revues sont tenues par des contraintes financières, matérielles, humaines, et que la qualité de la revue, son « rang », permet de les desserrer quelque peu. Certes, il n’est pas dit que la procédure en double aveugle soit le gage incontesté d’une évaluation de qualité, ni même d’une revue de qualité (voir à ce sujet Pontille & Torny, 2015). Pourtant, le double anonymat de l’évaluation reste considéré par nombre d’institutions comme un critère objectif de qualité, qui compte ici parmi les conditions pour obtenir des ressources financières. Sur le plan théorique, l’évaluation en double aveugle est censée garantir un avis le plus franc possible et préserver le texte évalué d’éventuels biais de la part de l’évaluateur·ice. En pratique, l’adoption d’un tel dispositif permet à la revue, entre autres critères, de bénéficier de financements institutionnels.
Ici, l’accès aux données ne dépend pas véritablement de la confiance qui m’est accordée ou refusée, mais de leurs conditions de production, qui participent d’un monde académique organisé selon des principes relativement peu mis en question. La difficulté d’accès aux évaluations révèle qu’il s’agit de documents sensibles, du fait non seulement de leur contenu, mais aussi du dispositif qui assure leur confidentialité. Au-delà du désagrément que représente le refus, j’acquiers ainsi une vision plus complète des contraintes avec lesquelles fonctionnent les revues scientifiques. Bien plus qu’une toile de fond, ce contexte informe de bout en bout les décisions éditoriales que prennent les comités de rédaction, et donne une dimension nouvelle aux politiques de publication qui m’intéressent pour ma recherche.
Conclusion
Faire l’épreuve du terrain, c’est se confronter à des expériences parfois troublantes mais toujours riches d’enseignements. Quand bien même la négociation débouche sur un échec, je sais désormais qu’on n’en repart jamais « bredouille ». En-deçà de l’échange interpersonnel et de la tournure déplaisante qu’il a prise, ce différend révèle des agendas et positionnements institutionnels divergents, avec des connaissances inégales quant à l’objet de l’enquête. Un « non » n’est pas seulement une manière de préserver son quant-à-soi. C’est aussi une décision motivée par un contexte qui dépasse largement l’interaction en elle-même et qu’il est essentiel de prendre en compte dans un travail de recherche.