Cette chronique propose d'interroger la réflexivité de deux chercheurs lors d'une ethnographie menée « chez soi ». La mise en avant de leurs appartenances, l'essentialisation qu'ils s'imposent afin de se rapprocher des enquêtés, devient autant un atout qu'un enjeu pour générer des connaissances dans la recherche ethnographique.

Comptoir du café un matin -  Axelle Houbani (2025)

À la terrasse de café parisien, à l'automne 2023, deux ethnographes (Axelle et Seïd), abordent un groupe d’hommes arabophones – dont Y – pour leur poser des questions sur la phonétisation de l'arabe tunisien. Ils engagent ensuite la conversation : 

Y : Inti tūnisiyya / Tu es Tunisienne ? / demande Y, l’un des hommes du groupe à Axelle/

Seïd : tunsiyya bəṣṣaḥ mazal ma tətkalləmš εarbi raha tətεalləm / Elle est tunisienne mais elle ne parle pas encore arabe elle est en train d'apprendre / répond Seïd, à la question adressée à Axelle/

 

Cette scène illustre la genèse des questions de « groupalité » et « d’identification » (Brubaker, R. 2001) que nous nous sommes posées lors d'une ethnographie menée en binôme. 

Dans cette interaction, chercheurs et enquêtés mobilisent une appartenance ethno-nationale et une langue pour configurer un « eux » et un « nous » relativement hermétiques. Réalisée à deux, l’enquête de terrain qui s’ouvre avec cette scène nous a permis de réfléchir avec plus d’acuité aux assignations identitaires et à ce qu’elles peuvent contribuer à générer en termes de connaissances ethnographiques. 

Pour situer ce moment, il est d’abord nécessaire de préciser que ce travail ethnographique et son accomplissement en binôme puisent leur motivation dans un événement presque fortuit : un séminaire d'initiation à l'ethnographie du master de sociolinguistique à l'Université Sorbonne Nouvelle. Bien que ni Axelle, en première année de doctorat, ni Seïd, qui n'avait plus que son mémoire de master à rendre, n'aient besoin de valider ce séminaire, nous avons décidé d'y participer afin de continuer à pratiquer la méthode dont nous nous réclamons dans nos travaux respectifs : nous menons tous deux des ethnographies, Axelle sur les pratiques langagières arabophones des juifs tunisiens en France, et Seïd sur des pratiques langagières liées à la moquerie en Algérie. C'est dans cette perspective que nous avons entrepris, sur les conseils de notre directeur de recherche commun et responsable de ce séminaire, de mener une enquête dans un café du nord de Paris. Le lieu, connu de notre directeur, devait être fréquenté par un groupe d'hommes qu'il avait identifiés comme « juifs mais ne parlant ni français, ni yiddish ni hébreu ». La situation était stimulante pour nous deux car nous supposions alors qu'ils parlaient arabe, et peut-être même un sociolecte judéo-arabe !

Pour Axelle, le café pouvait devenir un terrain supplémentaire dans le cadre de sa thèse si ces hommes étaient de surcroît Tunisiens. Pour Seïd, l'idée qu’une forme de judéo-arabe maghrébine soit encore parlée à Paris, en 2023, lui suffisait pour s'intéresser au sujet. Nous comptions sur les connaissances en dialectologie arabe et la qualité d'arabophone natif de Seïd ainsi que sur l'appartenance religieuse d'Axelle pour faciliter notre entrée sur un terrain jugé difficile. Nos rôles étaient ainsi bien définis avant même de nous rendre sur le terrain pour la première fois.

Notre hypothèse initiale s’est confirmée dès notre arrivée au café. Nous avons bien reconnu un groupe d’hommes, celui que nous étions venu voir, que nous avons identifié comme juifs en raison des vêtements qu'ils portent et qui indexent l'appartenance à cette communauté religieuse. Le quartier où se situe ce café est également le lieu d'habitation d'une importante communauté juive orthodoxe, bien que le café lui-même ne soit pas marqué comme étant tenu par des membres de la communauté ou à destination de celle-ci.

En les entendant parler, nous avons constaté qu'ils étaient bien arabophones, et Seïd a identifié la variété pratiquée comme de l’arabe tunisien, avec des particularités phonologiques du sociolecte judéo-arabe (Taieb et Sayah, 2003). Nous ne nous attendions pas à entendre ce sociolecte à Paris, en 2023, car celui-ci a une réputation de variété presque disparue ou uniquement parlée par des personnes âgées (Hary, 2018). Nous imaginions plutôt les entendre converser principalement en arabe tunisien standard en raison de nos expériences précédentes avec la communauté juive tunisienne en France ainsi que nos présupposés.

Après avoir identifié la variété dialectale dans laquelle ils conversent, nous sommes retournés au café une deuxième fois. Seïd s'étant assis près d’eux, il a entendu qu’ils se taquinaient pour savoir qui allait payer l’addition. Il est alors intervenu et a proposé « ləqhāwi ʕliyya [Les cafés sont pour moi] », une formule habituellement employée au Maghreb quand on fait partie du groupe que l'on invite, et qu'ils ont reconnue. Ils l'ont remercié en riant, en arabe, et ont poliment décliné. Axelle est ensuite arrivée et a commencé à lire ses cours d’arabe tunisien à voix haute et leur a demandé des précisions sur la phonétisation de certains mots, un prétexte que nous avions trouvé afin de leur adresser la parole. Ils lui ont alors adressé trois questions. La première portait sur son origine nationale : était-elle elle-même Tunisienne ? Elle a répondu qu'elle était « juive d'origine tunisienne ». La deuxième visait à confirmer sa judéité, qu’elle leur avait déjà mentionnée. Enfin, ils lui ont demandé qui, dans sa famille, était originaire de Tunisie, et de quelle ville précisément. Si Seïd a pu, dans un premier temps, manifester une certaine proximité culturelle et linguistique avec ce groupe, il en a ensuite été tenu à l'écart, exclu des frontières d'un « nous autres » (Houbani, 2021) englobant à la fois les juifs tunisiens et ceux des autres communautés. A l’inverse, Axelle y a été incluse dès cette première interaction.

Deux autres interactions permettent d'observer la façon dont ce groupe mobilise des ressources langagières pour gérer ses frontières. La première a eu lieu alors que Seïd était seul au café. Connaissant sa compétence en arabe, les hommes présents ont basculé en hébreu moderne alors qu'il se trouvait à portée d'écoute. Nous avons interprété cette alternance codique comme une façon de s'assurer que Seïd n'ait pas accès à certaines informations, et donc de son exclusion de ce groupe. Cette hypothèse est renforcée par le fait qu'Axelle a été particulièrement bien intégrée à leur groupe : alors qu’elle se trouvait seule au café, les habitués l'ont interpellée et invitée à leur table. Ils se sont adaptés aux langues pratiquées par Axelle, menant la conversation en français, avec quelques emprunts à l'hébreu pour évoquer les fêtes juives.

Très rapidement, après quelques échanges des politesse et une question sur son intérêt pour l'arabe tunisien et le judéo-arabe, les membres du groupe ont orienté la conversation vers des questions plus personnelles : les origines familiales d’Axelle, son lieu de résidence et celui de ses parents, ses choix vestimentaires et sa vie amoureuse. Lorsqu’elle leur apprend avoir récemment emménagé avec son compagnon, ils lui demandent immédiatement s'il est « de chez nous » - une formulation attendue, fréquemment utilisée dans la communauté juive francophone pour s’enquérir discrètement de la judéité d’une tierce personne. Apprenant que ce n’est pas le cas, ils l’incitent à bien réfléchir avant de se marier.

Dans cette interaction, enquêtrice et enquêtés se sont reconnus comme faisant partie du même groupe, celui de la communauté juive française. Les frontières sont alors modulées de manière à intégrer tous les participants à l’échange : le passage au français, les salutations en l'hébreu, ainsi que la co-construction d'un « nous » juif – exclusif des personnes non-juives – articulent à la fois une appartenance à la même religion et une forme de mise à distance préventive contre l'antisémitisme.

Nous supposons que cette interaction n'aurait pu être négociée de la même façon si Seïd avait été présent, en raison de son exclusion du groupe qu'ont réussi à former Axelle et les habitués du café. Parler de ce qui « nous » concerne nécessitait, dans cette situation, de se retrouver entre « nous ».

L'ethnographie en binôme peut apparaitre, de prime abord, comme une modalité pédagogique visant à initier des étudiants et étudiantes aux exigences de l’entrée et du maintien sur un terrain. Cependant, nous avons fait de cette consigne une stratégie délibérée pour légitimer notre présence sur le terrain, en nous appuyant sur la complémentarité de nos compétences linguistiques et sur nos assignations religieuses et nationales respectives. Cette statégie s'est révélée payante : nous ne nous attendions pas, bien que sachant pertinemment que les savoirs sont situés, à être témoin de réactions si différentes en raison de nos appartenances et assignations nationales et religieuses. Ces écarts ont donné lieu à deux lectures de l'expérience ethnographique qui ont pu être discutées a posteriori.

Une ethnographie en binôme impose une préparation minutieuse : elle requiert une réflexion préalable sur les positionnements respectifs, les assignations prévisibles et les manières d’y répondre. Jouer sur l'altérité entre les deux chercheurs nous a permis d'observer et de comprendre les processus de gestion de frontières mis en œuvre chez un groupe d'hommes, à la fois minorité linguistique et religieuse à Paris. Cette expérience rappelle aussi qu'ethnographier « à deux » ne signifie pas nécessairement de mener constamment l’enquête ensemble, mais bien inscrire chaque observation dans une dynamique relationnelle, l'un.e par rapport à l'autre. 

  • Auteur•es

    Axelle Houbani

    Seïd Smatti

  • Projet de recherche

    Pratiques du (judéo)arabe entre la Tunisie et la France : sociolinguistique ethnographique de tensions générationnelles et communautaires

     

    L'humour et la moquerie comme outils de gestion de la groupalité à Ouled Djellal

  • Geste

    Questioning

  • Publié 16-07-2025
  • Comment citer cet article

    Axelle Houbani et Seïd Smatti, 2025. « Jouer le jeu de l'assignation pour ethnographier ». Chroniques du terrain [en ligne]. Disponible à l’adresse URL: https://www.chroniquesduterrain.org/fr/questionner/jouer-le-jeu

  • Références
    • References
      • Brubaker, R. (2001). Au-delà de l’« identité ». Actes de la recherche en sciences sociales, 139(4), 66–85. https://doi.org/10.3917/arss.139.0066
      • Hary, B. (2019). Judeo-Arabic in the Arabic-speaking world. In B. Hary & S. Benor (Eds.), Languages in Jewish communities, past and present, 35–69). De Gruyter Mouton. https://doi.org/10.1515/9781501504631-003
      • Houbani, A. (2022). « Nous autres » : le français, l’arabe et la construction de l’identité juive sous le Protectorat français en Tunisie et après l’Indépendance. Linguistique. https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-03770291
      • Taïeb, J., & Sayah, M. (2003). Remarques sur le parler judéo-arabe de Tunisie. Diasporas. Histoire et sociétés, (2), 55–64.